Tuesday, December 02, 2008

Luсien Suel. La mort d’un jardinier – «Syngué sabour, ou Pierre de patience» par Atiq Rahimi


Deux livres du trimestre

« La mort d’un jardinier », par Luсien Suel (La Table Ronde, 170 p., 17€). D’habitude, on masque je, moi par il, lui ; chez Lucien Suel, c’est toi, tu. On entend, donc, tu, tu, tu… tue… tu es, tu es… tuer… Rien d’étonnant que tout ça se termine avec la mort. « …du jardinier », c’est déjà un détail concret.

On s’impose un exercice, on est honnête et laborieux jusqu’au chapitre 10 où l’exercice cède la place à la nostalgie de sa propre enfance. Alors, le souffle devient différent.

Essayons. Pages 77 : « …tu fais sauter les plombs, tu te brûles les doigts, tu respires l’odeur des mouches carbonisées autour de l’ampoule de la lampe halogène, tu plonges tes bras dans les tas de blé d’orge et d’avoine, tu remplis des brouettes… »
– « …je fais sauter les plombs, je me brûle les doigts, je respire l’odeur des mouches carbonisées autour de l’ampoule de la lampe halogène, je plonge mes bras dans les tas de blé d’orge et d’avoine, je remplis des brouettes… »
Plus de dialogue, la voix cesse, on devient silencieux, replié sur soi même, isolé, oasisique (sic), désertique, effrayant, seul.

– « …il fait sauter les plombs, il se brûle les doigts, il respire l’odeur des mouches carbonisées autour de l’ampoule de la lampe halogène, il plonge ses bras dans les tas de blé d’orge et d’avoine, il remplit des brouettes… »
C’est distancé, froid, monotone, la chaleur humaine se dissipe, l’invisible devient illisible.

– « …on fait sauter les plombs, on se brûle les doigts, on respire l’odeur des mouches carbonisées autour de l’ampoule de la lampe halogène, on plonge ses bras dans les tas de blé d’orge et d’avoine, on remplit des brouettes… »
Est-ce le meilleur pronom ? Enfin, plus personne n’obstrue le regard, personne ne parle à haute voix, personne ne parle. On suit l’inventaire de l’existence en toute quiétude. Si j’étais Lucien Suel, je serais « on ».

Le nom de cet écrivain (« génial… », vient tout d’abord) offre-t-il une clé à son jardin secret si généreusement donné à regarder dans « La mort d’un jardinier » : Lucien Suel… lu sensuel… lu sans Suel (?)…

Mais assez d’interventions, à la Georges Perec, dans le texte, passons aux choses sérieuses, pleines de sève, fatales !
L’inventaire du passé se lit à haute voix tremblante, on devine des larmes derrière les mots. Les impressions reviennent en bloc, il suffit de nommer un acteur du cinéma, une chanson : un nom célèbre de l’époque devient un mot de passe pour le passé, un signal à la recherche du temps perdu. Attention : plus personne, ou presque, pour reconnaître l’acteur, quarante ans après. Personne pour s’intéresser à lui, dans un demi-siècle. Des parties de l’immeuble condamnées dès hier. Des ordures, non ; disons gentiment : des ordurettes, les appellations des cigarettes de l’époque ; ces noms passagers, ces noms des passagers du train-train de la vie. De l’inventaire de l’existence. Je salue l’abondance de la langue – le métier d’écrivain consiste à l’équiper d’une corne ; qui devienne l’entonnoir pour ce fleuve à remplir un livre.

Le livre est généreux, il a une réserve énergétique palpable et sensible : j’avais envie d’écrire moi-même, après l’avoir lu un peu, la nuit. « Je n’ai pas lu ton truc sur la Russie, m’a-t-il dit. – C’est pas grave, dis-je magnanimement. » Il est peut-être entré dans « le tunnel de l’imminence » où il n’y a plus d’autres personnes autour. Il lisait son texte avec effort et tension, comme s’il faisait un travail difficile, et s’approchant de la fin – de sa lecture, du livre, de la vie du personnage – il fut ému jusqu’aux larmes. Son écriture est un psychodrame, sa lecture aussi. Une vie, une existence fatiguée de l’attente, qui s’adresse au monde ; l’attente qui voit son terme sans que le train arrive.

Tant de noms propres mémorisés qui s’estompent déjà. C’est ça, le régionalisme : Gregory Peck, Guillaume Pick, Elvis Priestley, etc. Il est tentant, et commode, de s’en servir : avec un seul mot en majuscule éjacule dans les pages tout une adolescence disparue ; un seul nom fait revenir l’agréable mollesse nostalgique partagée tout de suite par les lecteurs amis et contemporains. Peu de chapitres – 19, 20, 23 – parlent une langue cosmopolite ; avec la cosmo-polite-sse des rois.

La phrase est pour un écrivain l’aiguille de sa montre (on la montre au public), elle se vide de son sens intérieurement, graduellement : « … tu plonges dans le noir le coma l’inconscience, ton cœur pompe une dernière fois, ton cerveau tente une dernière connexion, Consommatum est ! ton âme se sépare de ton corps, tu es mort ». Que décrit-il, la panne d’une voiture, le saut d’un ordinateur ? « ton âme se sépare… tu es mort ». Et ton âme, alors ? Elle n’est pas une partie de toi ? Ton essence ? Est-ce une bulle savonneuse ? Tu es mort, écrit-il, tu es, tu es… tuer à mort. La locution latine reste d’ailleurs là pour signaler le refuge, une bribe survivante de l’enfance catholique, pour décorer la fin du chapitre 23 (il n’y aura pas de 24ème, le cycle vital n’est donc pas terminé, la vie non plus, au moins celle de l’auteur puisqu’il écrit encore deux dernières pages ; revenant de là-bas (de là-haut ?), il se tutoie à nouveau, pour entendre « une voix qui t’appelle encore et encore, une voix qui crie ton nom à l’entrée du jardin ». Ainsi finit cette mortelle promenade qui s’annonça si paisible : « Tu sors de la maison sur la terrasse pavée… »

Lucien Suel, je le connais et l’admire ; sa persévérance esthétique m’aide à tenir bon, moi aussi, malgré les mines des éditeurs et malgré les conseils de rayer ceci et de faire attention à cela. Un autre livre m’est tombé entre les mains dans des circonstances particulières ; nécessiteux, sans logement, je fais des heures de papy-sitting ; là on m’a proposé de lire un Goncourt tout neuf,


« Syngué sabour, ou Pierre de patience », par Atiq Rahimi (P.O.L. 155 p., 15€).

Afghan, il l’a écrit en français.
On devine des raisons extra-littéraires (terrestres) de l’attribution : un prix prestigieux français pour un écrivain venu de l’Afghanistan où récemment on a tué des soldats français, n’est-ce pas une façon de proposer un gage de relations plus paisibles ? En plus, il y a quelque temps l’éditeur P.O.L. ironisa à propos du prix Goncourt que ses auteurs n’avaient jamais reçu auparavant. Voilà qu’il se tait désormais ; mieux : qu’il applaudit quand il le faut.

D’ailleurs, le livre a ses propres mérites, pour être récompensé.
C’est un conte moderne, une parabole développée. Généralisée : ni les personnages ni les lieux n’ont de nom. Une femme parle de sa vie et raconte ses secrets, près de son mari, ancien combattant héroïque (contre les Soviétiques, probablement) et victime des hostilités actuelles « fratricides » (des talibans ?) – il est dans le coma. Ici et là, vu le style « généralisé », l’auteur paye son impôt direct au kitsch. Ainsi la femme entend des bottes dans la rue, celles d’un soldat, bien sûr, promettant cruautés, agression et viol ; ce qui arrive, inévitablement. Qui a dit viol, dira sexe, et voilà que nous somme au cœur de la culture européenne actuelle. Mieux : la femme est l’une des sept filles d’un père qui est accro aux combats de cailles. Ça « caille » toujours plus : elle est mariée de force et, disons, par contumace puisque son fiancé se trouve à la guerre (contre les Soviétiques, semble-t-il). Cette problématique, elle aussi, est à l’ordre de jour. Ça tombe bien.

On pensera à Shéhérazade, comme prototype quelque peu renversé : « ton souffle est suspendu au récit de mes secrets… ne t’inquiète pas, mes secrets n’ont pas de fin », dit-elle à son mari despote heureusement sans connaissance (p.86). A la fin, le schéma classique prend le dessus : le mari comateux se réveille et tue, semble-t-il, sa femme, tel un revenant hollywoodien.

Il y a encore une parabole dans ce livre-conte qui ferait un pendant persan à l’histoire du roi Œdipe ; mais le roi perse ordonne de tuer toutes ses filles nouvelles-nées, pour, cependant, se retrouver un jour dans les bras d’une rescapée. Est-ce un conte du pays ou l’adaptation perse, racontée en français, du Homo Faber de Max Frisch ?

Il n’est pas facile de lire cet ouvrage : l’histoire se conte au présent de l’indicatif, comme une pièce de théâtre ou un scénario (prévoyons, voyons !) ce qui crée une monotonie pénible, presque conventionnelle à la Perec (pas de lettre e… e… e…) ; son français est pauvre (volontairement ?). Les généralités s’estompent, enfin, au point que l’auteur lui-même se moque de la cohérence : malgré une nuit sombre, la femme est vue « toute pâle et les yeux fermés », etc. ; la signification des mots s’effiloche ; on a l’impression qu’on nous raconte une bande dessinée.

On apprécie chez Atiq Rahimi une ligne secondaire et ornementale (comme ce petit chien dans le coin d’un tableau chez les peintres de la Renaissance) : ici, c’est une mouche (dont « Dieu peut faire une parabole », affirme le Coran) qui explore la chair du guerrier comateux, mais qui devient proie des fourmis et ensuite d’une araignée ; celle-là s’installe dans la maison pour attraper finalement une guêpe.

Voilà deux livres qui ont des mérites certains. La richesse et la plasticité savoureuses du français chez Lucien Suel, et la construction intéressante, quoique édulcorée, chez Atiq Rahimi. Les excellents moyens d’expression chez un écrivain français de souche et « le beaucoup à dire » chez un écrivain étranger. Si les deux bouts se rencontrent un jour à la fin –non du mois, soyons réalistes, mais à la fin de la décennie – alors nous lirons un chef-d’œuvre absolu.

Au titre de curiosité : j’ai appris par hasard que « La mort d’un jardinier » a été refusé par P.O.L.