Marie-Claude Thébaud. Notes sur "Le Mascaron", par Eugène Ternovsky
(aux éditions Persée)
Bien différent des autres romans de l’auteur, écrits en français, comme « Noces en noir » aux Editions de l’Orme (2005), ou « Le trompe l’œuvre » aux Editions des Ecrivains (Paris, 2001), qui nous plongeaient dans une Russie impérialiste, Le Mascaron nous entraîne dans la réalité d’une autre Russie, soviétique celle-ci, dans laquelle se perd une victime du contre espionnage. Cette histoire singulière, truffée d’anecdotes réelles de la vie ordinaire en union soviétique, nous amène à croire qu’Igor Kovalev, principal personnage du livre, aurait véritablement existé, ce livre devenant alors le journal intime d’un homme ordinaire.
Igor, un enfant né en France de parents exilés de Russie, témoin impuissant de l’engagement politique de son père puis de sa mère, se trouve malgré lui séparé de sa famille au début de la deuxième guerre mondiale. Pour sa sécurité, un protecteur lui offre une autre identité. On lui imposera une deuxième fois un autre nom et prénom ainsi qu’un passé qui le plongera à jamais dans le mensonge. Il voguera désormais entre ses souvenirs inavouables et le quotidien avilissant d’un village «de l’oubli » en U.R.S.S.
Eugène Ternovsky relate, avec une dextérité remarquable, l’atmosphère de ce pays ravagé par le réalisme socialiste.
Alors que Kovalev se trouve interné dans un centre psychiatrique, il se lie d’amitié avec un vieillard nommé Dmitri Solomko arrêté pour avoir aidé un moine orthodoxe à se cacher, cet homme âgé encourage vivement Igor à prier et se propose comme instructeur : « Point de papier ni de crayon pour nous ! Dieu soit loué…on nous laisse encore la terre ! Je t’écrirai en cachette sur le sol, près de la palissade, la prière des grands pêcheurs. Un ou deux mots par promenade…sinon on va nous surprendre. Lors de la perquisition, l’on m’a pris tout, ces complices de Satan… l’écriture sainte, mon bréviaire, tout ! Mais l’on m’a laissé ma tête et mon âme, et tout est dedans… » (p.62).
Plus tard, résidant à Borovo, bourgade pour exilés, Kovalev regardait parfois, tel un spectateur, le théâtre de la vie : « …il se disait que pour comprendre un homme et sa condition, il faut commencer par observer sa façon de ce déplacer. En France les gens marchaient d’une manière aussi aisée et naturelle qu’il vivaient, bien ou mal, sans se soucier des regards d’autrui. Tout autre était l’allure des soviétiques ; dans la plupart des cas, l’on eût dit qu’ils se déplaçaient avec défiance, courbés, la tête rentrée dans les épaules, comme s’ils craignaient de recevoir un coup ou envisageaient d’en donner. Ou bien au contraire, ils se pavanaient avec nonchalance feinte, faisant étalage qui de ses habits, qui de sa situation, qui de ses facultés physiques de bon aloi, mais tous préoccupés avant tout de l’impression qu’ils auraient pu produire… » (p.86).
Ainsi, notre exilé constatait également : « …on eût dit que les autorités n’avaient pas t’autres préoccupations que de tout faire pour étouffer le goût du travail et l’espoir du mieux être… » (p.110).
Relatant sa propre existence dans la société de Borovo, l’auteur nous décrit les méfaits psychologiques du pouvoir en place : « …Plusieurs fois par mois l’on imposa des réunions politiques à tout le personnel de la bibliothèque. Elles fatiguaient Igor plus qu’une journée de labeur dans son potager. Rentrant chez lui, il avait le sentiment d’être dépossédé de lui-même… » (p.111)
Des bouleversements de la fin du siècle dernier, cette contrée de la vaste Russie, ne fut guère informée : « …Peu d’échos des évènements qui semblaient secouer la capitale atteignaient Borovo. A part la brusque fermeture d’une usine de la ville et l’ouverture de moult commerces privés, nouveauté, tout paraissait aussi morne et immobile… » (p. 137).
Par l’intermédiaire d’un acteur du récit, Ternovsky nous amène à partager ses opinions politico-sociales. Solokom, ce vieux russe, proche de l’orthodoxie, prophétise ainsi : « …tu vois ces cailloux ? Je te dis qu’il ne restera de ce pouvoir satanique que des pierres couvertes de sang. (p. 59).
Il me faut noter le clin d’œil que nous fait l’écrivain se servant d’une pseudo-dédicace trouvée par Igor Kovalev dans l’un des livres de la bibliothèque de Borovo : « Pour Eugène, autrement dit pour moi-même.R. » ainsi que ce poème prétendu être : « …d’un auteur inconnu :
Ici, près des humains j’ai trouvé un recoin.
Le bruit fier des chevaux m’a suivi en ce lieu.
La maison est en ruine et la patrie est loin.
Mais tout sera retraite pour un cœur malheureux. » (p. 82).
La fin du récit m’apparaît cependant un peu brève. Je l’espérais plus romantique, plus apaisante. Ce brave Igor aurait mérité un brin de douceur à l’automne de sa vie.
L’emploi de quelques mots, peu usités dans le français actuel, nous obligent à consulter le dictionnaire, sic : barguigner, cachectique souquenille, patache, hanséatique, lancéolé…
Ce beau récit, empreint d’une certaine lenteur, s’attardant parfois sur la pente de la mélancolie, d’une construction semblable à un triptyque, nous façonne une mosaïque composée de fragments d’une époque - Dieu merci ! – révolue. Brefs regards sur deux civilisations de part et d’autre du rideaux de fer,. Une promenade à travers des temps troubles en compagnie d’un pauvre hère que l’existence malmène… Bonne lecture.
Bien différent des autres romans de l’auteur, écrits en français, comme « Noces en noir » aux Editions de l’Orme (2005), ou « Le trompe l’œuvre » aux Editions des Ecrivains (Paris, 2001), qui nous plongeaient dans une Russie impérialiste, Le Mascaron nous entraîne dans la réalité d’une autre Russie, soviétique celle-ci, dans laquelle se perd une victime du contre espionnage. Cette histoire singulière, truffée d’anecdotes réelles de la vie ordinaire en union soviétique, nous amène à croire qu’Igor Kovalev, principal personnage du livre, aurait véritablement existé, ce livre devenant alors le journal intime d’un homme ordinaire.
Igor, un enfant né en France de parents exilés de Russie, témoin impuissant de l’engagement politique de son père puis de sa mère, se trouve malgré lui séparé de sa famille au début de la deuxième guerre mondiale. Pour sa sécurité, un protecteur lui offre une autre identité. On lui imposera une deuxième fois un autre nom et prénom ainsi qu’un passé qui le plongera à jamais dans le mensonge. Il voguera désormais entre ses souvenirs inavouables et le quotidien avilissant d’un village «de l’oubli » en U.R.S.S.
Eugène Ternovsky relate, avec une dextérité remarquable, l’atmosphère de ce pays ravagé par le réalisme socialiste.
Alors que Kovalev se trouve interné dans un centre psychiatrique, il se lie d’amitié avec un vieillard nommé Dmitri Solomko arrêté pour avoir aidé un moine orthodoxe à se cacher, cet homme âgé encourage vivement Igor à prier et se propose comme instructeur : « Point de papier ni de crayon pour nous ! Dieu soit loué…on nous laisse encore la terre ! Je t’écrirai en cachette sur le sol, près de la palissade, la prière des grands pêcheurs. Un ou deux mots par promenade…sinon on va nous surprendre. Lors de la perquisition, l’on m’a pris tout, ces complices de Satan… l’écriture sainte, mon bréviaire, tout ! Mais l’on m’a laissé ma tête et mon âme, et tout est dedans… » (p.62).
Plus tard, résidant à Borovo, bourgade pour exilés, Kovalev regardait parfois, tel un spectateur, le théâtre de la vie : « …il se disait que pour comprendre un homme et sa condition, il faut commencer par observer sa façon de ce déplacer. En France les gens marchaient d’une manière aussi aisée et naturelle qu’il vivaient, bien ou mal, sans se soucier des regards d’autrui. Tout autre était l’allure des soviétiques ; dans la plupart des cas, l’on eût dit qu’ils se déplaçaient avec défiance, courbés, la tête rentrée dans les épaules, comme s’ils craignaient de recevoir un coup ou envisageaient d’en donner. Ou bien au contraire, ils se pavanaient avec nonchalance feinte, faisant étalage qui de ses habits, qui de sa situation, qui de ses facultés physiques de bon aloi, mais tous préoccupés avant tout de l’impression qu’ils auraient pu produire… » (p.86).
Ainsi, notre exilé constatait également : « …on eût dit que les autorités n’avaient pas t’autres préoccupations que de tout faire pour étouffer le goût du travail et l’espoir du mieux être… » (p.110).
Relatant sa propre existence dans la société de Borovo, l’auteur nous décrit les méfaits psychologiques du pouvoir en place : « …Plusieurs fois par mois l’on imposa des réunions politiques à tout le personnel de la bibliothèque. Elles fatiguaient Igor plus qu’une journée de labeur dans son potager. Rentrant chez lui, il avait le sentiment d’être dépossédé de lui-même… » (p.111)
Des bouleversements de la fin du siècle dernier, cette contrée de la vaste Russie, ne fut guère informée : « …Peu d’échos des évènements qui semblaient secouer la capitale atteignaient Borovo. A part la brusque fermeture d’une usine de la ville et l’ouverture de moult commerces privés, nouveauté, tout paraissait aussi morne et immobile… » (p. 137).
Par l’intermédiaire d’un acteur du récit, Ternovsky nous amène à partager ses opinions politico-sociales. Solokom, ce vieux russe, proche de l’orthodoxie, prophétise ainsi : « …tu vois ces cailloux ? Je te dis qu’il ne restera de ce pouvoir satanique que des pierres couvertes de sang. (p. 59).
Il me faut noter le clin d’œil que nous fait l’écrivain se servant d’une pseudo-dédicace trouvée par Igor Kovalev dans l’un des livres de la bibliothèque de Borovo : « Pour Eugène, autrement dit pour moi-même.R. » ainsi que ce poème prétendu être : « …d’un auteur inconnu :
Ici, près des humains j’ai trouvé un recoin.
Le bruit fier des chevaux m’a suivi en ce lieu.
La maison est en ruine et la patrie est loin.
Mais tout sera retraite pour un cœur malheureux. » (p. 82).
La fin du récit m’apparaît cependant un peu brève. Je l’espérais plus romantique, plus apaisante. Ce brave Igor aurait mérité un brin de douceur à l’automne de sa vie.
L’emploi de quelques mots, peu usités dans le français actuel, nous obligent à consulter le dictionnaire, sic : barguigner, cachectique souquenille, patache, hanséatique, lancéolé…
Ce beau récit, empreint d’une certaine lenteur, s’attardant parfois sur la pente de la mélancolie, d’une construction semblable à un triptyque, nous façonne une mosaïque composée de fragments d’une époque - Dieu merci ! – révolue. Brefs regards sur deux civilisations de part et d’autre du rideaux de fer,. Une promenade à travers des temps troubles en compagnie d’un pauvre hère que l’existence malmène… Bonne lecture.
Marie-Claude Thébaud
<< Home