Nouvelles Und News: January 2007

Lionel Ray chez les Amis du PEN Club le 30J07

Les funérailles de l'Abbé Pierre

L’Abbé Pierre n’était pas hostile à l’Etat tel quel, mais il intervenait dans la politique d’une façon inattendue, à sa manière. Est-il possible d’appliquer son expérience, de définir ses méthodes ? Pas évident. Certaines actions, peut-être – les campeurs du canal Saint-Martin ont recréé les tentes d’Emmaüs de 1955.
L’Abbé appela à rester ouvert devant l’inattendu. C’est énorme. Tout le monde a cette attitude sécurisante qui consiste à classer un événement et à réagir selon. En fait, il réagissait comme un poète, un artiste. Suivant l’inspiration, l’intuition dans le domaine où, normalement, on calcule et on joue.
Il a prévu le scénario de ses obsèques. Pas étonnant, son choix des lectures évangéliques, de 1 Cor. 12 et 13, sur l’amour, et le perçant épisode d’Emmaüs : « Reste avec nous : le soir approche et déjà le jour baisse ».
Piquante, était une réponse : « Voici que je vous envoie, comme des brebis parmi les loups… » – accompagnée des visages de dirigeants politiques sur l’écran géant.

On a dit que les politiciens cherchaient à «récupérer » l’Abbé, à se servir de son image pour se faire vouloir. S’insinuer à sa gloire. Certes. Mais pouvait-on imaginer autrement ? En fait, ils n’avaient pas le choix : qui parmi eux aurait osé ne pas venir ? Jack Lang suivait l’élévation en bon catholique. Et voilà que les pauvres politiciens ont été très bien nourris, et en public, par des récits sur la misère des gens. Dérangés par des éloges à la bonté humaine ! Peut-être un quart de goutte de tout ça restera-t-il dans leur mémoire. Lorsqu’on porta le cercueil, les enfants de Don Quichotte, alias les campeurs du canal Saint-Martin, ont hissé une tente au-dessus de la foule. Il est amusant de supposer que c’est bien l’Abbé défunt qui avait «récupéré » les politiciens, toute cette équipe des « finances libérales ». Les chemins de Dieu sont insondables.

l'Abbé Pierre s'est éteint

Mercredi 25 janvier, l’adieu des gens au « champion de l’humanisme » à la chapelle du Val de Grâce.

Un peu plus d’une heure d’attente. Il faisait assez frais. Une petite coïncidence savoureuse : en allant à la chapelle, je dis à Rima de Clo : ne faut-il pas acheter des fleurs? Tu sais, dit-elle, à vrai dire… Bon, d’accord. Nous nous trouvions déjà dans la queue, quand deux jeunes hommes, portant un bouquet, m’ont approché : – Monsieur, allez-vous attendre jusqu’au bout ? – Mais oui. – Nous travaillons, et nous ne pouvons pas attendre. Pourriez-vous déposer ce bouquet ? – Volontiers. Quels sont vos saints prénoms ? – Sliman et Bakhir.
J’ai passé le bouquet à Rima de Clo, et ce fut elle qui s’en occupa et le déposa.

J’ai « invité » l’Abbé Pierre chez moi il y a presque dix ans, et il en a répondu par son accord ; ainsi mon livre « Dans la rue, à Paris » est sorti avec sa préface. Qui d'autre aurait osé braver si ouvertement les conventions sociales ? Se moquer ainsi du « rang »?

Mardi, c’était la récupération de l’image. Les politiciens se recueillaient, avant la mise en bière. Un privilège accordé aux membres de la famille du défunt. Refusé aux menues gens pour des raisons d’hygiène, comme si, au-dessus d’un certain rang social, les microbes ne pouvaient plus nuire.

Les faiseurs d’image et les conseillers n’ont pas pensé, par paresse toute française, qu’un véritable hommage à l’Abbé serait une visite aux démunis, aux campeurs du canal Saint-Martin, par exemple.

Il y eut un élan d’émotion : on proposa de nommer la future loi sur le logement « loi de l’Abbé Pierre ». Mais très vite cela fut démenti. Ensuite, on le confirma de nouveau, pour laisser finalement tout le monde dans l’incertitude.
D’abord, le projet passera-t-il ? Ensuite, va-t-on perpétuer ainsi le nom de l’Abbé et/ou le problème crucial du logement ?
Pourquoi ce problème, finalement ?

Peut-être parce que la France du libre marché a besoin des pauvres. Leur manque fait « délocaliser » les entreprises. Pour appauvrir, un loyer élevé est l’instrument idéal. Il va directement aux banques, n’est-ce pas, pour créer des masses financières permettant de créditer la délocalisation. D’une part, un cercle vicieux pour la « classe moyenne ». D’autre part, une spirale d’enrichissement des organisations financières, qui échappent au contrôle de l’Etat diminué et démuni.

On a évoqué le chiffre d’un million et demi de personnes qui cherchent un appartement Hlm. Un million et demi se sentent donc menacés économiquement. Cent cinquante mille n’ont rien, dont la moitié vit dans la rue. Les VIP passant sur l’écran de TV devant la dépouille de l’Abbé ont promis 27 000 unités de logement aux Enfants de Don Quichotte, et ont finalement logé une trentaine de campeurs du canal Saint-Martin.
Il est positif, cependant, que les administrateurs cherchent à récupérer l’image de l’Abbé, à se l’approprier. Certes, demain ils courront après une vedette de variété ou un footballeur. Mais aujourd’hui ils confirment que l’humanisme est une valeur appréciée par les électeurs et par la société.

Car plus à l’Est, dans mon pays d’origine, qui mène actuellement une guerre coloniale dans les montagnes du Caucase, il suffit d’être filmé devant une icône et un cierge à la main pour pouvoir continuer calmement le travail de restauration de l’ancien royaume des apparatchiks. Là-bas, si on veut aider les démunis, on rencontre un obstacle inconnu en France : le mépris public envers les victimes de l’échec social. Envers les faibles. (C’est une conclusion de Pedro Meca, prêtre catholique, après sa visite à Moscou et à Pétersbourg).
En France, c’est différent. Ça plaît même aux gens lorsque l’on s’occupe des pauvres. Ça calme la conscience. Elle existe, donc, la conscience et ses fleurs, la bonté, la compassion, la sympathie. Bien sûr, ce sont des fleurs fragiles, elles ont besoin de soins ; et au niveau national.
Sans ça, votre « compétitivité » restera une forme d’avidité.

La Russie avait commencé son enfoncement dans le néant en 1917. Plus de 70 ans de délire national la poussèrent à extirper l’humain au profit du pouvoir absolu et sauvage. Il y eut quelques années d’espoir, malgré le chaos et le crime d’Eltsine, qui bombarda le parlement en 1993. Il devait empêcher les communistes, durs et bêtes, à reprendre le pouvoir, certes, qui… ne comprenaient pas la nécessité de moderniser l’appareil.

Avec Poutine et les derniers assassinats politiques tout est devenu visible. La Russie a repris son cours d’enfoncement. L’ancien régime se profile toujours mieux dans la pénombre actuelle. L’Etat, n’ayant plus la force de dominer et d’écraser la société, la parasite. L’Etat est devenu le metteur « de bâtons dans les roues » de toutes sortes, les enlevant pour un paiement et pour un temps.

Les chemins de l’histoire sont mystérieux. Comme ceux de la Providence.